Ce texte qui comprend des références implicites à des pratiques d’alchimie interne non accessibles au commun, pourrait courir le risque de n’être considéré que pour sa singularité au même titre que certains textes hermétiques d’alchimie du moyen âge occidental. Le propos n’est pas de décrypter une parole destinée à des seuls initiés, mais d’apporter un éclairage sur la dimension poétique de ce texte, et de montrer comment sa force d’évocation peut enrichir notre pratique.
A la différence des autres « textes classiques » il n’est ici nullement question de conseils ou de consignes adressés par un maître à son disciple. Il s’agit d’un texte écrit par Song Shuming, 1840-1925, maître réputé de taiji quan, auteur de nombreux textes sur le taiji quan dont « le chant du taiji quan ».
Les commentaires qui suivent sont détaillés par vers, ceux-ci étant rappelés en caractère gras.
Sans forme ni apparence (dans un oubli total)
Dans la pratique du Taiji Quan notre attention est portée sur la réalisation d’une forme dont nous intériorisons l’apparence. Cette conscience réflexive est une entrave à la conscience ouverte de l’instant. L’oubli est ainsi la condition de l’accueil du présent.
Mon corps est vacuité (interne et externe indistincts)
Le corps est vide de tout ce qui peut empêcher la libre circulation de l’énergie, vide de toutes tensions constitutives d’un agrégat identifié comme distinct du monde extérieur. Cette vacuité est à la fois omnipotente, susceptible d’engendrer toute forme, et dissolution de la frontière entre moi et le monde, entre microcosme et macrocosme.
Libre et détaché (au gré de l’instant)
L’omnipotence issue de la vacuité du corps s’actualise par l’expression d’un mouvement libre de toute contrainte et attache. Ce mouvement ne résulte d’aucune intention, laquelle relèverait d’un assujettissement à l’ego, mais d’une pure spontanéité s’accordant avec l’instant.
Écho suspendu des Monts de L’Ouest (immensité océane, infini du firmament)
L’Ouest étant associé au crépuscule, « l’écho suspendu des Monts de l’Ouest » peut s’entendre comme une réminiscence du jour qui s’achève, du temps qui passe et qui ne reviendra plus. Les Monts de l’Ouest sont ceux derrière lesquels le soleil se couche et sont donc la dernière image abandonnée par le jour avant la nuit. Cet « écho suspendu » nous parle aussi de l’air du soir, du ciel encore éclairé par les rayons du soleil alors que la terre est entrée dans la pénombre. Ce moment « entre chien et loup » où tout devient indistinct et illimité, où espace et temps se conjugue dans l’infini. Si le « cœur est calme » (cf. plus loin) cela n’interdit pas l’émotion née d’une conscience de cet infini et de sa beauté (dont témoignent océan et firmament).
Le tigre rugit, le singe crie (affinant mon essence séminale)
A cet instant « entre chien et loup » ou entre « tigre et singe », la diminution de la lumière étreint jusqu’au cœur des animaux, du plus courageux au plus couard. Seul l’être humain sait que la lumière reviendra et qu’elle engendrera une nouvelle origine. Mais pour que cette nouvelle origine ne soit pas une simple réplique du passé, un travail sur soi est nécessaire, un travail d’affinement de ce que nous sommes (notre essence), une nouvelle chance en quelque sorte.
Limpide est la source, calme est l’eau (le cœur au repos, l’esprit vif)
L’eau dont il est ici question n’est pas la mer, ou l’océan, qui sont métaphoriquement à associer au Dao, mais la rivière ou le fleuve, qui se rapportent à l’humain. « Limpide est la source » renvoie à notre essence et à la transparence requise pour accéder à notre « nature propre ». Revenir à la source, et la dégager de tout ce qui obstrue la vision du réel tel qu’il est, telle est la disposition juste. « Calme est l’eau » renvoie à la nécessité de maîtriser cet élément (le plus important des cinq éléments pour les taoïstes) qui laissé à lui-même peut engendrer le chaos (inondations par exemple). L’esprit doit être comme une source vive, et le cœur doit calmer ses émotions. Ces dispositions ne se commandent pas, elles sont le résultat d’un long processus de travail sur soi-même identique à celui de la méditation (le Taiji Quan étant alors perçu à ce niveau de réalisation comme une méditation en mouvement).
Le fleuve se renverse, la mer s’agite (l’énergie originelle afflue)
Nous sommes en présence de deux évènements qui tout en étant distincts s’inscrivent dans une indistinction commune. Pour lever cette apparente aporie, prenons l’image de l’estuaire où le fleuve rencontre, et se mélange à la mer. Dans cette rencontre, l’eau de l’estuaire peut être considérée comme appartenant soit au fleuve, soit à la mer, mais il est clair qu’il y a transformation progressive de l’eau du fleuve en eau de mer. Nous retiendrons donc que ce qui est en jeu est une transformation et que celle-ci peut être aperçue de deux points de vue différents.
Le « point de vue du fleuve » est qu’il « se renverse », et si le fleuve est une métaphore du soi (la mer étant une métaphore de l’infini, du Dao) cela correspond sur le plan individuel à un « renversement de conscience », « un « changement de vue », une « metanoîa ». Et cette metanoïa, ce renversement de conscience, fait que ce qui était perçu auparavant (par la conscience ancienne) comme un renversement, une révolution, est perçu par la nouvelle conscience (élargie à l’infini comme celui de la mer) comme une simple agitation.
L’ajout entre parenthèses nous indique que cet événement important s’accompagne sur le plan énergétique d’un afflux d’énergie originelle, lequel est à mettre en correspondance avec l’image précédente du fleuve recevant la mer, mer qui constitue le réservoir d’eau originel dont procède tout le vivant (dont le fleuve).
Déployant ma nature profonde, cultivant ma force vitale (l’esprit posé, le souffle abondant)
En guise de conclusion, il est fait abstraction des différentes considérations précédentes pour se ramener à l’essentiel : « être soi », « être vivant » ! La « nature profonde » ou « nature propre » est un concept essentiel des taoïstes, et derrière lui se dessine le projet de se fondre dans le Dao.
« L’esprit posé » sans précision de ce sur quoi il est posé, invite à ne se reposer sur rien, tout en étant intensément présent, et percevant les choses telles qu’elles sont en parfaite transparence.